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Accès à l'information, transparence et régulation

Éthique et régulations dans la société de l’information

Jacques Berleur

Résumés

La question de la « gouvernance » d’internet est apparue à beaucoup d’observateurs comme symptomatique de la manière d’aborder celle de la société de l’information. Elle est devenue l’enjeu de nombreux débats, sinon de caucus institutionnels internationaux. N’est-ce pas là une approche dictée par la technologie ? Dans cet article, l’auteur traite donc de l’éthique et de différents modes de régulation dans la société de l’information.

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Texte intégral

1La question de la « gouvernance » d’internet est apparue à beaucoup d’observateurs comme symptomatique de la manière d’aborder celle de la société de l’information. Elle est devenue l’enjeu de nombreux débats, sinon de rencontres institutionnelles internationales. N’est-ce pas là une approche dictée par la technologie ? La première phase du sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), tenu à Genève en décembre 2003, a failli échouer sur cette question. L’International Telecommunication Union, elle, a dû faire sa révolution copernicienne et reconnaître cette nouvelle donne. L’internet et plus largement la société de l’information sont l’objet de tant de discours contradictoires que l’on ne peut y voir que le signe des intérêts multiples qui s’y jouent. Si gouvernance il y a, peut-être faudrait-il en examiner les contours actuels. Les régulations de la société de l’information sont d’ores et déjà nombreuses, des acteurs interagissent selon différentes approches, plus ou moins favorables à ce monde. Après avoir pris la mesure de la première phase du SMSI et questionné le sens d’un certain renouveau de l’éthique, nous examinerons trois domaines où surgissent des questions éthiques portant sur l’avenir de cette société de l’information : les réglementations techniques, l’autorégulation et les régulations légales proprement dites. Nous tenterons d’y mesurer chaque fois les enjeux éthiques.

Sommet mondial sur la société de l’information

2À la veille de l’ouverture du SMSI, un accord de dernière minute est intervenu entre les gouvernements sur des questions primordiales telles que la gouvernance de l’internet, les droits de propriété intellectuelle, les médias, la sécurité, les savoirs traditionnels, les normes de travail, la politique générale, etc., points sur lesquels ils avaient achoppé tout au long des travaux préparatoires, les « PrepComs ».

  • 1  Sommet mondial sur la société de l’information, déclaration de principes, WSIS-03/Genève/doc/4-F d (...)

3Il est indéniable que les différentes parties prenantes à ce sommet mondial avaient de profondes divergences de vue sur la gouvernance d’internet et son statut de ressource publique mondiale. L’accord de dernière minute est en quelque sorte un faux accord, un « report d’accord », puisque, en son paragraphe 50, la déclaration de principes demande au secrétaire général des Nations unies « de créer un groupe de travail sur la gouvernance d’Internet, dans le cadre d’un processus ouvert et inclusif prévoyant un mécanisme garantissant la participation pleine et active des représentants des États, du secteur privé et de la société civile, tant des pays développés que des pays en développement et faisant intervenir les organisations intergouvernementales et internationales ainsi que les forums pour, d’ici à 2005, étudier la gouvernance d’Internet et éventuellement formuler des propositions concernant les mesures à prendre1 ».

  • 2  Sommet mondial sur la société de l’information, plan d’action, WSIS-03/Genève/doc/5-F du 10 décemb (...)

4Le plan d’action de ce même sommet décrit, en son paragraphe 13, la mission du groupe de travail qui devrait préparer ce document sur la gouvernance d’internet (SMSI, deuxième phase, Tunis, 2005)2. On y précise bien les conflits d’intérêts qui pourraient surgir entre les acteurs de cette gouvernance que sont les gouvernements, les organisations intergouvernementales, les organisations internationales et les autres forums existants dont on ne connaît pas toujours très bien la responsabilité juridique vis-à-vis du développement et des questions d’intérêt général relatives tant à internet qu’à la société de l’information.

  • 3  Information and Communication Technology for Development.

5Il est à noter également que les questions éthiques étaient à l’ordre du jour du SMSI. Sans aucun doute, nombre de problèmes évoqués étaient en eux-mêmes de cet ordre, tels par exemple l’accès à la société de l’information ou la solidarité numérique, les savoirs partagés, les education open resources, la possibilité d’appuyer les ruraux pauvres, les « ICT4D », etc.3. L’éthique a cependant aussi été l’objet d’un développement particulier comme exigence dans la société de l’information. Le paragraphe 10 de la déclaration de principes a trait spécifiquement aux « dimensions éthiques » en jeu dans celle-ci, il affirme la nécessité d’y préserver la paix et « les valeurs fondamentales telles que la liberté, l’égalité, la solidarité, la tolérance, le partage des responsabilités et le respect de la nature ». Ce même paragraphe souligne l’importance de la justice, de la dignité, de la valeur de l’être humain et de la famille, des droits de l’homme, de la vie privée, de la liberté d’opinion, de conscience et de religion, de l’opposition à tous les actes délictueux motivés par le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, l’intolérance, la haine et la violence, la maltraitance des enfants et, en particulier, la pornographie infantile ainsi que le trafic et l’exploitation d’êtres humains. Le plan d’action, sans mentionner d’actions plus précises que celles de la déclaration de principes, rappelle les valeurs qui devraient présider au développement de la société de l’information.

  • 4  Société civile, sommet mondial sur la société de l’information, Définir des sociétés de l’informat (...)

6La déclaration de la société civile, qui, on le sait, a tenu à se distancier des déclarations officielles du SMSI malgré les nombreuses tentatives de coopération dans tous les moments qui ont précédé ce sommet, manifeste elle aussi un souci pour l’éthique4. Si cette déclaration, Définir des sociétés de l’information centrées sur les besoins des êtres humains, relève bien les dimensions éthiques dans un paragraphe particulier (2.4.1), on pourrait dire qu’en elle-même, par son intérêt pour la défense des droits de l’homme par exemple, elle est déjà tout empreinte de celles-ci. On retiendra cependant que cette attention particulière insiste sur la production culturelle et le savoir, l’accès équitable, juste et libre aux ressources de l’information, la gouvernance transparente et responsable, un commerce éthique, l’adoption de codes de déontologie et de normes, le respect de la diversité, etc.

7Il appert ainsi que la régulation d’internet et ses enjeux éthiques ont traversé l’ensemble des débats du SMSI de 2003 et continueront à alimenter les réflexions qui devraient aboutir à des résolutions et recommandations plus précises lors du prochain sommet de Tunis (16-18 novembre 2005).

8La « fracture numérique » dans le développement de la société de l’information était bel et bien au centre des préoccupations de ce premier sommet. Si les premières tentatives de réponse à ce problème préoccupant et lancinant ont vu le jour lors de cette phase, le SMSI n’a cependant pas dégagé, malheureusement, une réelle « solidarité numérique » appelée de tous leurs vœux par nombre de pays, notamment sous l’impulsion du président du Sénégal. Cela dit, on a peut-être réussi à obliger l’International Telecommunication Union à faire sa révolution copernicienne et à reconnaître que la construction de la société de l’information n’est pas d’abord un problème technique. Tunis 2005 reste un horizon de possibilités.

Une « ruée vers l’éthique5 »

  • 5  Le Monde Initiatives, décembre 2001.
  • 6  Commission des communautés européennes, livre vert – Promouvoir un cadre européen pour la responsa (...)

9La publication par la Commission des communautés européennes en 2001 d’un livre vert, Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises6, laisse pressentir un renouveau de l’éthique dans le monde des affaires. Les entreprises devraient s’efforcer « d’élever les normes liées au développement social, à la protection de l’environnement et au respect des droits fondamentaux, et adopter un mode ouvert de gouvernance conciliant les intérêts des diverses parties prenantes au sein d’une approche globale de la qualité et du développement durable ». Bien que le terme « éthique » soit moins fréquent (18 fois dans un document de 32 pages) que les termes « social » (environ 330 fois), ou « environnement » (119 fois), il n’empêche que le document fait appel à l’audit, au dépistage (screening) et au commerce éthiques.

  • 7  Centre for Environmental Informatics, Social and Ethical Reporting Clearinghouse, 2002, http://cei (...)
  • 8  Social Accountability International, sa8000 Standard Document, Social Accountability 8000, 2002, w (...)

10Une entreprise socialement responsable doit rendre compte de ses performances au niveau du triple bottom line, ou de ce que l’on peut désigner comme les trois P: les personnes (la dimension sociale), la planète (dimension écologique) et le profit (dimension financière). Il existe aujourd’hui des observatoires de l’éthique (ODE), des ethical reporting clearhouses, qui délivrent des labels sociaux, écologiques et éthiques7. Des normes de qualité ont aussi été établies, telle la norme SA 8000 qui a trait à la responsabilité sociale, à l’instar de la norme iso 9000 relative à la qualité des produits8.

11À examiner ce livre vert, on constate qu’il tente de promouvoir un équilibre entre, d’une part, une politique sociale avec ses effets directs et indirects (no 24), la responsabilité sociale et éthique, et, d’autre part, la profitabilité (nos 1 et 24), l’efficacité (no 41), la performance économique, sociale et écologique (nos 24-26, 31, 33, 39, etc.) ainsi que la croissance. La politique sociale est vue comme un investissement (nos 11 et 12). On ne sait évidemment pas, dans cette recherche d’équilibre, qui en fait sera le vainqueur. Les entreprises semblent contraintes à devenir davantage stakeholders value que shareholders value, mais que se passera-t-il lorsque ce livre vert trouvera une forme normative ?

  • 9  I. Ramonet, « Le scandale Parmalat », Le Monde Diplomatique, février 2004.

12Il reste que cet ensemble de réflexions montre qu’il y a aujourd’hui une sensibilité à reconnaître la responsabilité éthique et sociale du monde des affaires dans le développement de la société de l’information. Malheureusement, ce « Vive l’éthique des affaires ! », relayé encore par le dernier Forum économique mondial de Davos, fut vite démenti par les récents scandales financiers mondiaux, dont le plus grand en Europe depuis 1945, celui de Parmalat : 115 000 investisseurs et petits épargnants floués voire ruinés, 11 milliards d’euros d’endettement caché… Mais on n’oublie pas les autres « patrons voyous » ou « entreprises fripouilles », comme les appelle Ignace Ramonet : Enron, Tyco, Worldcom, Ahold, etc.9.

  • 10  V. Cerf, On the Internet, juillet-août 1999.
  • 11  P. Quéau, « Internet : vers une régulation mondiale », intervention à l’occasion du sommet mondial (...)

13Nous avons déjà souligné que, sans aucun doute, la gouvernance d’internet a été perçue comme emblématique de la gouvernance de la société de l’information et que les proclamations de régulation ou de non-régulation de la société de l’information y ont trouvé un terreau favorable. On se rappellera la déclaration de Vinton Cerf, en 1999, selon laquelle l’internet doit, vu son omniprésence, se développer de manière non restreinte, sans entrave et non régulée10. À l’inverse, le directeur de la division information et informatique de l’Unesco, Philippe Quéau, déclarait à la même époque au sommet des régulateurs, faisant ainsi écho quoique involontairement à la déclaration de Vinton Cerf, que « les déséquilibres structurels de l’infrastructure mondiale d’internet, les profondes inégalités de l’accès à l’information, les oligopoles transnationaux contrôlant l’infostructure planétaire sont autant de sujets de préoccupation pour le régulateur. Une nouvelle forme de régulation ou de “gouvernance” mondiale doit être conçue, dans une perspective éthique mondiale, au service de l’équité et du développement humain11

Éthique et régulations techniques

  • 12  Voir la description qu’en donnent, entre autres, Lawrence Lessig dans « The Laws of Cyberspace », (...)

14Le contrôle ou la régulation d’internet peut prendre différentes formes12. L. Lessig et J. R. Reidenberg avancent que les régulations doivent être envisagées d’un triple point de vue : celui de la technique, de l’infrastructure ou des codes ; celui du marché, du commerce, des affaires, de l’autorégulation ; et, enfin, le point de vue légal. Pierre Trudel, de son côté, propose un continuum allant de la common law à la réglementation par les États, aux techniques contractuelles, à l’autorégulation, à la soft law, à la standardisation et à la normalisation technique. Retenons la tripartition : technique, autoréglementaire et légale, et examinons-la, de même que les problèmes éthiques qui accompagnent chacun des termes.

15Spontanément, quand on parle de la régulation technique d’internet, on évoque trois organisations : l’Internet Engineering Task Force (IETF) – et donc l’Internet Society (ISOC)13 –, le World Wide Web Consortium (W3C) et l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN). Sans entrer dans le détail, il convient, si l’on veut examiner les problèmes éthiques des régulations techniques, d’évoquer les buts, les matières traitées et les acteurs de chacun de ces systèmes de régulation.

16L’IETF vise à promouvoir des normes qui assurent la pleine interopérabilité des réseaux. Depuis 1969, l’IETF a écrit plus de 3700 requests for comments (RFC) qui constituent un des moyens envisagés par la communauté internationale des internautes tant pour préciser ces normes que pour échanger des idées à propos de la normalisation d’internet. Ce sont quelque deux mille volontaires répartis en cent trente-trois groupes de travail qui ont élaboré ces normes, sans trop s’embarrasser de préoccupations autres que celles-là14. Les normes ont été adoptées selon la méthode du rough consensus sous le regard des pères d’internet sans qu’un processus proprement démocratique n’ait été mis sur pied.

17De son côté, le W3C, né du charisme d’une personne, Tim Berners-Lee, créateur du World Wide Web, édicte également un certain nombre de recommandations relatives au développement de l’infrastructure de la toile et, notamment, à son architecture, aux technologies sous-jacentes, au formatage de documents, aux outils qui favorisent toutes sortes d’interaction, etc. C’est le W3C qui a créé ce que l’on peut appeler la lingua franca du WWW, l’HTML. C’est lui qui prépare aujourd’hui l’XML. Le W3C est aussi à l’origine de la recommandation PICS (Platform for Internet Content Selection) sur les techniques de filtrage de certains contenus, jugés illicites ou préjudiciables, qui circulent dans internet. Sont membres du W3C tous ceux qui acceptent d’en payer les droits d’inscription, soit à titre de membre ordinaire (50 000 dollars américains), soit à titre de membre associé (5 000 dollars américains). Aujourd’hui, quelque cinq cents organisations sont membres : des vendeurs de produits et de services technologiques, des fournisseurs de contenu, des entreprises utilisatrices, des laboratoires de recherche, des organismes de normalisation, des organisations gouvernementales, etc.15.

  • 16  Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, www.icann.org.

18Enfin, l’ICANN, créée en 1998 et fruit de l’idéologie libérale des techniciens et ingénieurs d’internet, est une organisation qui attribue les noms de domaines au top level et choisit les organes habilités à délivrer les adresses TCP/IP. C’est elle qui, mondialement et de manière centralisée, gère le système d’adressage de la toile. Et c’est elle qui a été au centre des débats sur la gouvernance d’internet du SMSI de décembre 2003. Depuis sa fondation, soit lorsque le département du commerce des États-Unis décida de confier à cet organe « privé » la gestion des noms de domaines, l’ICANN n’a cessé de causer des problèmes. En février 2002, son président, Stewart Lynn, présentait un rapport, The Case for Reform, démontrant l’échec de cette structure purement privée et la nécessité d’un rééquilibrage entre le privé et le public, et notamment une plus grande participation du public16. Le SMSI de Genève n’a fait que réitérer le souhait d’une plus grande présence à la fois des gouvernements et de la société civile dans les organes de ce qui était considéré comme le prototype de la future gouvernance d’internet.

  • 17  CPSR (Computer Professionals for Social Responsibility), The Civil Society Democracy Project, www. (...)
  • 18  Voir notamment J. Berleur, P. Duquenoy et D. Whitehouse (dir.), Ethics and the Governance of the I (...)

19Qu’il s’agisse de l’IETF, du W3C ou de l’ICANN, les normalisations proprement techniques comportent des enjeux sociaux et démocratiques qui ont été maintes fois soulignés par de nombreux commentateurs, par exemple, Hans Klein et les militants du CPSR dans The Cyber-Federalist17. L’IFIP-SIG9.2.2 (Ethics of Computing) de l’International Federation for Information Processing a aussi eu l’occasion de faire part plusieurs fois de ses préoccupations18.

20Rassemblons ici quelques questions éthiques qui ont été ainsi régulièrement soulevées à propos de ces régulations techniques :

  • La régulation technique actuelle d’internet renforce-t-elle ses aspects de « ressource publique » ou de « bien commun » ?

    • 19  R. Delmas, « Internet et la règle : une gouvernance faible », dans H. Fisher (dir.), Les défis du (...)

    On doit souligner qu’actuellement les échanges d’information sont déterminés par un système technique qui prévoit que seuls treize routeurs principaux déterminent les échanges internet dans le monde, dont dix se situent aux États-Unis, deux en Europe et un en Asie. Cela est-il à la hauteur des exigences démocratiques de notre monde actuel19 ?

  • Qui définit actuellement les règles relatives à l’allocation des noms de domaines ? Et plus particulièrement, quel est le rôle d’organes tels que l’ISOC (Internet Society) vis-à-vis du domaine «.org » alloué par le « Public Interest Registry » (PIR) ?

  • N’y a-t-il pas un certain nombre d’aspects qui, en ces matières, relèvent de la politique publique, tels les problèmes de concurrence, la protection des consommateurs, la vie privée, la liberté d’accès, etc. ?

  • Qu’en est-il du respect de la diversité culturelle et des politiques nationales au niveau d’internet ?

  • Au regard des problèmes de la fracture numérique du SMSI évoquée plus haut, nous avons aujourd’hui « la certitude morale que des organismes, tel l’ICANN, à travers ses actions et ses inactions, n’ont réussi qu’à mettre de côté les intérêts des pays en développement20 ».

  • Quels sont les enjeux des protocoles, comme le nouveau protocole IPV6, par exemple, qui permet d’envisager quelque 3410 38 adresses IP, contre 4109 aujourd’hui ? Que va-t-on en faire, pour quel type de société ? Va-t-on tenter de remédier à la fracture digitale en allouant ces adresses au plus grand nombre de personnes qui ont un besoin vital d’informations ou va-t-on développer un mode de fonctionnement des réseaux qui favorise un modèle de la société de consommation où les adresses IP seraient attribuées à des objets de consommation plutôt qu’aux personnes ? Sur un mode imagé, les adresses IP seront-elles réservées à votre robot familial ou domotique qui facilitera votre vie trépidante en cuisinant le repas que vous n’avez guère eu le temps de préparer ? Prendra-t-il soin aussi des autres soucis ménagers ?

  • Peut-on envisager que des organisations privées prennent seules des décisions importantes en ce qui concerne le futur de nos sociétés, sans qu’il y ait des procédures claires de participation pour ceux qui sont concernés par ces changements ? Ne sommes-nous pas dans une période où, en quelque sorte, la démocratie et l’éthique sont des questions profondément liées ?

21En guise de première conclusion, nous soulignerons, avec Lawrence Lessig, que les valeurs enchâssées dans les architectures techniques ont des incidences certaines sur la contrôlabilité du cyberespace et de la société de l’information. De la nature de la structure dépend un plus ou moins grand contrôle des comportements des usagers : c’est ce que souligne Lessig lorsqu’il dit que « ces architectures déplacent des architectures de liberté ».

Éthique et autorégulation

  • 21  J. Berleur, C. Lazaro et R. Queck (dir.), op. cit. Voir aussi J. Berleur et T. Ewbank de Wespin, « (...)

22Nous avons eu souvent l’occasion par le passé de nous exprimer sur l’autorégulation dans son rapport à la gouvernance de la société de l’information21. Les questions sont évidemment multiples et l’objet d’un débat qui ne fait aujourd’hui que commencer, même s’il est profondément engagé dans un certain nombre d’organisations internationales, telles la Commission européenne et l’OCDE.

23On ne peut échapper aux questions relatives aux formes de l’autorégulation existante et aux techniques utilisées (les régulations par les codes de conduite ou les labels), pas plus d’ailleurs qu’à celles concernant les raisons de l’émergence des multiples formes de l’autorégulation, son champ d’application et ses objectifs. La multiplication des normes pose évidemment la question de leur hiérarchisation et de l’exigence de leur nouveauté par rapport aux formes du droit actuel.

  • 22  J. Berleur, P. Duquenoy et D. Whitehouse (dir.), op. cit.
  • 23  J. Berleur et T. Ewbank de Wespin, art. cité.
  • 24  Industrie Canada, Guide pour le développement des codes volontaires, http://strategis.ic.gc.ca/epi (...)

24Dès 1999, l’IFIP-SIG9.2.2 a proposé des recommandations sur l’autorégulation qui cherchaient à mettre en évidence les problèmes éthiques essentiels de la gouvernance22. Depuis lors, prenant en compte la prolifération des outils d’autorégulation, ce groupe s’est attelé à analyser nombre de ces« codes d’éthique23 ». Il cherche aujourd’hui à mettre en évidence les normes minimales qui devraient prévaloir pour ces outils d’autorégulation. Les résultats, qui seront publiés prochainement, rejoignent ceux de certains travaux menés au Canada à propos des « codes volontaires24 ». Il importe ici de présenter les éléments essentiels de cette réflexion. Commençons tout d’abord par signaler que l’autorégulation couvre des domaines aussi divers que la déontologie des sociétés d’informaticiens, la gouvernance générale d’internet, les règles de conduite et de savoir-vivre des utilisateurs des réseaux (Nétiquette), les codes de conduite des fournisseurs d’accès et de services, les règles de certification ou de labellisation de sites, les règles de l’eCommerce, ainsi que des codes propres à des secteurs particuliers tels que la santé, l’édition électronique, la vente de logiciel, le télémarketing, etc.

  • 25  Une analyse de ces documents a déjà été publiée. Voir J. Berleur, P. Duquenoy, M. d’Udekem-Gevers, (...)

25Il est difficile de tirer de cet ensemble, apparemment hétéroclite, des règles qui pourraient valoir pour tous les secteurs évoqués. Les codes éthiques qui ont été édictés dans ces domaines précisent évidemment les différentes attitudes à adopter. Vu leur nombre, nous ne pourrons guère évoquer que les plus significatives, c’est-à-dire celles dont la répétition note l’évidence25. En voici d’abord quelques-unes tirées des sociétés de fournisseurs de services (ISP) : exercer un contrôle sur le matériel illégal (par exemple, la pornographie impliquant des enfants) ; s’assurer de la protection des données (confidentialité, secret du courrier électronique) ; voir au respect de la dignité humaine (refus de toute incitation à la violence, à la haine et au crime, de toute dissémination de matériel de propagande qui va à l’encontre des constitutions, de toute discrimination ethnique, religieuse ou sur la base d’un handicap ou des idées exprimées) ; promouvoir un commerce loyal (agir décemment avec les consommateurs, informer avec clarté et honnêteté, etc.).

  • 26  La Charte française de l’Internet, Proposition de Charte de l’Internet, Règles et usages des acteu (...)
  • 27  Conseil de l’Europe, Convention n° 185 sur la Cybercriminalité, (adoptée en décembre 2000 et ouver (...)

26D’autres grandes « chartes d’internet », les dix ou douze commandements d’internet, les sept principes du One Planet, One Net (CPSR) et autres « déclarations de droits » offrent un contenu souvent bref, au caractère et au style plus normatif, dont la part éthique est plus explicite, mais qui risquent bien de n’être que des documents inspirateurs, sans pouvoir de sanction26. Plusieurs de leurs thèmes ont été repris ultérieurement dans des conventions internationales, comme celle du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité : accès illégal, interception illégale, atteinte à l’intégrité des données et du système, abus de dispositifs, falsification informatique, fraude informatique, infractions se rapportant à la pornographie infantile, usurpation de la propriété intellectuelle d’autrui27

  • 28  Nous avons aussi analysé ces documents dans J. Berleur, P. Duquenoy, M. d’Udekem-Gevers, T. Ewbank (...)

27D’autres encore, plus sectoriels, présentent un caractère moins déontologique. Les clauses sont plus volontiers appelées terms of services , soulignant ainsi une approche plus contractuelle, sinon commerciale. C’est le cas de codes qui s’adressent aux soins de santé, à l’édition électronique, aux éditeurs de logiciels, au télémarketing28

28Mais nous ne pouvons aborder cette problématique de l’autorégulation sans faire allusion à deux exemples provenant du commerce électronique et qui nous semblent symptomatiques de son statut. Il s’agit du forum européen eConfidence et de l’appui donné par la Commission des communautés européennes au groupe Global Business Dialogue on Electronic Commerce (GBDe).

29L’eConfidence Forum de la Commission européenne, mis sur pied au début de 2000, semble aujourd’hui tourner au ralenti. Suivant la mission déontologique à l’origine de sa création, il a produit des documents en ce sens tels que « General Principles for Generic Codes of Practice for the Sale of Goods and Services to Consumers on the Internet », « Specific Guidelines for the Interpretation of the General Principles », « Guiding Principles for “Approval and Monitoring” Bodies » et « Options for “Approval and Monitoring” ». Or ceux-ci sont dénués de principes clairs, ils ne comportent rien de très probant. On sait en revanche que le forum bénéficie du soutien de la Commission européenne29.

  • 30  Global Business Dialogue on Electronic Commerce, Recommendations, Bruxelles, 29 octobre 2002, www. (...)
  • 31  GDBEE, Statement of Principles on Cyber Ethics, Tokyo Summit, 14 septembre 2001, p. 30-32, www.gbd (...)

30Le Global Business Dialogue on Electronic Commerce (GBDe), lui, est bien plus actif. Depuis 1999, il tient un sommet chaque année qui émet plusieurs recommandations. Les dernières (Tokyo 2001, Bruxelles 2002) traitaient de la confiance du consommateur, de la convergence, de la cybersécurité, de la création de digital bridges, de l’eGouvernement, des droits de propriété intellectuelle, des règlements d’internet, des modes de taxation et du commerce mondial, et notamment de l’OMC30. Le GBDe a son « Cyber Ethics Statement » qui traite de la diffusion de matériel immoral, tels la pédo-pornographie, les propos antisémites et xénophobes, tout en réaffirmant la liberté d’expression et celle des arts et de la presse31. Les recommandations du sommet de Bruxelles ont aujourd’hui inclus un chapitre : « Combating Harmful Internet Content ». Il faut bien constater que la préoccupation éthique ne rejoint pas ce qui constitue le cœur des affaires du GBDe !

31Ces exemples montrent, nous semble-t-il, que l’autorégulation n’est pas sans poser un certain nombre de questions éthiques. Elle est peut-être aujourd’hui, en elle-même, une des questions éthiques les plus importantes en relation avec la réglementation de la société d’information.

  • 32  Internet Healthcare Coalition, eHealth Code of Ethics, 2000, aujourd’hui disponible en sept langue (...)

32L’examen des codes d’éthique auquel nous avons procédé aura révélé que leur caractère normatif diminuait à mesure qu’ils se spécialisaient pour s’adapter aux problèmes rencontrés. Plus les codes deviennent spécifiques et liés à un secteur particulier, même s’ils sont toujours appelés « codes d’éthique », plus leur aspect déontologique devient évanescent au profit de clauses proprement contractuelles ; ainsi, les clauses de l’Internet Care Coalition incluent explicitement une stipulation relative à la meilleure pratique commerciale32. En outre, lorsque les clauses paraissent comporter un aspect plus éthique, on constate qu’elles ne portent pas sur l’activité principale de l’organisation, mais plutôt sur des matières générales qui ont trait à ce que discrètement on appelle « le contenu d’internet » (GBDe, Bertelsmann Foundation, ICRA, etc.). C’est dire que le développement des codes d’autorégulation est actuellement tout à fait minimal. Il est à craindre qu’ils soient plus autoprotecteurs que protecteurs des utilisateurs ! D’un point de vue démocratique, ils ne semblent pas disposer des assises élémentaires qui les légitimeraient. Qui les promulgue ? Après quelle participation des personnes concernées ? Où sont les lieux de reconnaissance ? Y a-t-il des normes minimales édictées par les gouvernements qui en assureraient la compatibilité avec des normes proprement légales ? Quelle est leur force coercitive ? Existe-t-il des procédures pour le dépôt et le traitement de plaintes ? Quelles sont les sanctions envisagées ? Quelle est la publicité donnée à ces procédures et sanctions ? À toutes ces questions, bien peu de réponses satisfaisantes.

Les régulations légales

  • 33  New regulatory framework for electronic communications infrastructure and associated services, htt (...)

33On le sait, l’Union européenne a, depuis le 1er janvier 1998, libéralisé les services et l’infrastructure de télécommunications, moyennant cependant certaines « périodes de transition » pour certains États membres. L’interconnexion complète des réseaux publics et des différents opérateurs nationaux et communautaires doit être assurée. L’Open Network Provision a été implémenté au niveau de l’Union. La Commission européenne a récemment mis un peu d’ordre dans son appareil législatif relatif aux télécommunications et a mis en évidence un « nouveau cadre réglementaire » (new regulatory framework33). Ces régulations visent essentiellement la promotion de la concurrence, la régulation de l’accès au marché, l’interconnexion et l’interopérabilité, le service universel, la protection des consommateurs, la protection de la vie privée et le management des ressources publiques.

34À notre connaissance, cinq directives et une décision du Parlement européen et du Conseil réglementent ces matières. Le législateur européen a, semble-t-il, voulu répondre aux arguments des opposants à l’approche légale, qui soulignaient que la territorialité n’est plus adaptée à la société de l’information mondialisée, que la loi n’a pas assez de flexibilité, qu’il faut un long délai pour l’élaborer, que la technique évolue et que les juristes ne suivent pas, etc. Tout n’est pas faux, évidemment. Et il semble assez clair que, ces dernières années, la Commission a plutôt défendu, sinon prôné, l’autorégulation. N’est-ce pas d’ailleurs Martin Bangemann, l’ancien commissaire de ce qui allait devenir la dg Société de l’information, qui avait donné l’élan à la création du Global Business Dialogue on eCommerce (GBDe) ?

35Puisque notre propos est d’examiner l’aspect éthique de la réglementation légale, on nous permettra de la synthétiser en quelques brèves questions critiques. En fait, une certaine logique a présidé au développement réglementaire. L’approche européenne converge, en certains points, avec celle qui a prévalu du côté américain.

36Ainsi, on a veillé d’abord à protéger les contenus et les investissements de la société de l’information. On a protégé « les droits de propriété intellectuelle et les droits voisins », tant en Europe qu’aux usa (voir le Digital Millennium Copyright Act de 1998 qui protège même des mesures techniques qui restreindront l’accès34).

  • 35  Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, Commerce électronique et servi (...)

37Une fois les contenus garantis, il s’agissait de protéger les transactions de marchands à marchands tout comme de vendeurs à consommateurs. On a donc veillé à assurer l’identification des partenaires, l’authentification des messages, leur confidentialité, etc. On a aussi pris des mesures à propos de la signature électronique, des deux côtés de l’Atlantique, et l’on a précisé, au plan européen, une directive sur le commerce électronique, le 8 juin 200035.

  • 36  Conseil de l’Europe, Convention sur la cybercriminalité, Budapest, 23 novembre 2001.

38Pour protéger ces contenus et ces transactions, il fallait aussi détecter les agissements illicites et poursuivre les coupables. Ainsi, sous la pression américaine, le Conseil de l’Europe a adopté la convention no 185 sur la cybercriminalité, accroissant la « cybersurveillance » au détriment de la liberté d’expression et de la protection de la vie privée36. Curieusement cette convention a recueilli, outre la signature des pays membres du Conseil de l’Europe, celle des usa, du Canada, du Japon et de l’Afrique du Sud.

39Du même coup, on a exonéré de responsabilité les intermédiaires, notamment les fournisseurs de services (art. 14 et 15 de la Directive sur le commerce électronique et dispositions semblables dans le Digital Millennium Copyright Act).

  • 37  Voir le site de la Commission européenne à propos des principes de « protection adéquate »: États- (...)

40Dans l’ensemble de ces dispositions, ce qui nous paraît différencier profondément l’Europe et les États-Unis, c’est la manière dont les uns et les autres se situent vis-à-vis la protection des données personnelles et de la vie privée. On ne peut que se référer au débat sur les « principes de la sphère de sécurité » (safe harbor principles) développés pour suppléer le manque de « niveau de protection adéquate » au sens de l’article 25 de la Directive européenne du 24 octobre 1995 sur la protection des données personnelles37.

41Curieusement, on se trouve dans une situation où les États-Unis ont été les premiers à réglementer les questions de propriété intellectuelle, mais sont restés totalement rétifs à la protection des données personnelles et aux dispositifs de limitation de la liberté d’expression. On constate qu’effectivement l’Europe a une perspective beaucoup plus « encadrante », sous contrôle des autorités publiques. La Commission européenne va jusqu’à proposer l’intervention dans la normalisation technique afin d’assurer le respect des principes de protection des données personnelles.

42La position européenne – si on veut la différencier de la position américaine – est que l’autorégulation, loin d’être un substitut de la réglementation proprement dite, doit être plutôt considérée comme son complément et offrir une réelle valeur ajoutée. L’Europe oppose un certain refus à laisser, vu l’omniprésence des technologies de l’information et de la communication, les choix relatifs à l’avenir de nos sociétés et à la vie des entreprises, à la discrétion des forces du marché et des lobbies.

43L’Europe souhaite mettre sur pied des lieux de dialogue et de veille technologique. Elle estime que la loi représente les consensus de base à partir desquels d’autres instruments régulateurs pourront se définir. En d’autres termes, l’État ne doit pas vouloir tout réglementer, mais il doit fixer, de manière claire et transparente, les principes et les valeurs sociétales qu’il entend voir respecter.

44Sur le plan de l’éthique et de la démocratie, je ne suis pas sûr qu’il y ait une profonde différence entre les acteurs dans les trois modes de régulation que nous avons examinés. La même danse est menée par les mêmes intérêts essentiels. Je ne suis guère persuadé que la société civile soit entendue. Le grand pas de la première phase du SMSI fut la présence de cette société civile. Il y a lieu de la structurer, de la faire apparaître dans une légitimité incontestable, dans une capacité de négocier avec les autres acteurs. La fracture digitale n’est souvent qu’un terme qu’il faut entendre et prendre en considération, même s’il apparaît de temps à autre comme un sursaut éthique. Il faut préparer la deuxième phase du SMSI de Tunis 2005 en tenant compte de tous les acteurs et utilisateurs concernés. Il faut, comme l’a préconisé la société civile, définir des sociétés de l’information centrées sur les besoins des êtres humains.

45Je voudrais reprendre, en guise de conclusion, un extrait d’article écrit avec Yves Poullet :

La hiérarchie dans les domaines de protection qu’assure la loi est révélatrice des valeurs poursuivies par les sociétés où naissent ces lois. Aux auteurs américains qui prônent la non-nécessité des lois pour réguler le cyberespace, on rétorquera que les Américains ont été les premiers à légiférer intensivement dans le domaine de la protection de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies et que seules certaines questions comme la protection de la vie privée ou des limites à la liberté d’expression restent actuellement assujetties à la seule autorégulation.

L’approche légale européenne des autres modes de régulation mérite d’être soulignée. Si la réglementation technique et l’autorégulation sont promues, c’est sous contrôle des autorités publiques ou, en tout cas, dans le cadre de règles. Les récentes interventions européennes dans le domaine de la « gouvernance » de l’internet ont bien manifesté cette tendance. Le Parlement européen et la Commission ont insisté sur la nécessité d’un meilleur équilibre régional dans les organes de direction et la prise en compte de la diversité culturelle et linguistique du monde. Il est clair que les autorités publiques ne peuvent rester absentes des débats techniques dans la mesure où les choix opérés y ont un impact important sur les droits et libertés des utilisateurs.

 Ensuite, à travers les textes des directives, c’est toute l’autorégulation qui est soumise à certaines conditions. On a déjà insisté sur l’importance de la participation de tous les acteurs intéressés. Loin d’être un substitut à la réglementation, l’autorégulation doit être plutôt son complément, offrant une réelle valeur ajoutée. Il faut insister sur la nécessité d’une autorégulation effective et, si celle-ci peut être appliquée par des juges ou médiateurs privés, c’est dans le respect de certaines règles procédurales et moyennant certaines garanties en ce qui concerne les juges ou médiateurs.

Que la loi ait un bel avenir, même dans le cyberespace, est hors de doute. Si, comme chacun se plaît à l’affirmer, les technologies de l’information gouvernent de plus en plus nos modes d’action, conditionnent la vie des entreprises et déterminent l’avenir de nos sociétés, il ne peut être question de laisser de tels choix à la discrétion des forces du marché ou de lobbies. Un tel constat indique la place et le rôle de l’État. Pour lui, il ne s’agit pas de tout réglementer mais de fixer, de manière claire et transparente, les principes et valeurs sociétaires qu’il entend voir respecter. Il s’agit surtout de mettre sur pied des lieux de dialogue et de veille où tous les acteurs intéressés pourront confronter leurs points de vue, analyser les solutions techniques et autoréglementaires et proposer des actions y compris, si nécessaire, législatives.

  • 38  Deux versions de cet article ont été rédigées, une première destinée au grand public (« Réguler In (...)

Ces consensus doivent-ils être cherchés au niveau international comme le voudrait la dimension globale de l’internet ? Nous ne le croyons pas. Même « citoyen de la toile », l’internaute reste un citoyen attaché à ses valeurs et à sa culture locales (Stefano Rodota). Sans doute, la réalité du cyberespace l’ouvre chaque jour davantage aux autres cultures et valeurs et, dès lors, plaide pour la recherche de consensus non plus locaux, ni nationaux, mais à l’échelon mondial. Mais, si telle est la direction à suivre, cela ne doit pas être au prix d’une renonciation à des valeurs ni à la définition de plus petits communs dénominateurs ou de solutions imposées par le marché38.

46Qu’on me permette, enfin, de reprendre la parole à titre plus personnel, au nom de ma compétence particulière dans le domaine de l’éthique de l’informatique, et d’indiquer des urgences. À mon avis, les responsables des normes techniques devraient respecter un certain nombre de procédures afin de rendre possible un débat public sur les enjeux de ces premières. Il est urgent d’exiger de la part des responsables de l’autorégulation une attitude d’ouverture, de participation, et non de repli sur leurs propres intérêts. Il importe donc, pour y parvenir, de demander à l’autorité publique de tracer le cadre de la réflexion autorégulatrice. Les professionnels, eux, devraient toujours faire état de leurs compétences et de leurs limites en les spécifiant clairement dans des avis. De même, anticiper les menaces et dangers en développant des méthodes de technology assessment proactives serait fort utile. Il faut encore accroître les échanges entre les sociétés professionnelles et les groupes institutionnels chargés de la promotion du multiculturalisme dans les réseaux, tel l’Unesco, de sorte à y mettre en place un plus grand respect mutuel des différences culturelles, légales et sociales. De manière générale, Il y a lieu de mieux articuler éthique, autorégulation et loi. L’autorégulation, dans son développement actuel est loin de protéger les utilisateurs : elle est minimale, sinon minimaliste ; la responsabilité des organisations qui l’édictent est fort peu engagée. Il n’y a pas d’autre solution, en cette matière, que d’accroître la participation de toutes les parties concernées. Des slogans tels que « laissons les affaires autoréguler l’internet » sont inutiles et nuisibles à la société ; ils empêchent la nécessaire coopération de tous les responsables.

  • 39  Conseil de l’Union européenne, Liste des indicateurs d’étalonnage pour le plan d’action eEurope, L (...)
  • 40  ITU Information and Communication Technology Indicators, www.itu.int/itu-D/ict/ et, en particulier (...)

47Ce dont a besoin la société de l’information, c’est d’une veille technologique qui lui permette de prévoir les effets éthiques, sociaux, juridiques, culturels, économiques, etc. La « société de l’information » n’est pas un concept technologique, mais d’abord un choix social au sens où les normes qui la déterminent représentent des valeurs partagées. Sans doute sera-t-elle donc plurielle et non mondialement homogène, comme certains le souhaiteraient. Dans ce cas, il eût mieux valu, tout au long de cet article, écrire les « sociétés de l’information ». Quoi qu’il en soit, il est urgent de développer sans tarder des « benchmarks sociaux et éthiques » et de ne plus se contenter d’indicateurs uniquement technologiques, tels que les taux de pénétration d’internet au domicile, à l’école, l’utilisation d’une large bande passante, etc. Sur les vingt-trois indicateurs proposés dans le programme eEurope 2002, deux ou trois au maximum s’écartent de ce type de mesure39. Même l’Union internationale des télécommunications réputée pour sa perspective fort technique, propose aujourd’hui un « indice d’accès numérique » (DAI), combinant cinq facteurs essentiels : l’infrastructure, l’accessibilité économique, l’éducation, la qualité et l’utilisation40. C’est sans doute dans ce sens qu’il faut chercher à développer de nouveaux indicateurs sociaux et éthiques, permettant de mieux évaluer si ce que tous s’accordent à proclamer, à savoir une « société de l’information pour tous », est en voie de se réaliser.

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Notes

1  Sommet mondial sur la société de l’information, déclaration de principes, WSIS-03/Genève/doc/4-F du 10 décembre 2003, www.itu.org/WSIS.

2  Sommet mondial sur la société de l’information, plan d’action, WSIS-03/Genève/doc/5-F du 10 décembre 2003, www.itu.org/WSIS.

3  Information and Communication Technology for Development.

4  Société civile, sommet mondial sur la société de l’information, Définir des sociétés de l’information centrées sur les besoins des êtres humains, déclaration adoptée à l’unanimité par la séance plénière de la société civile du SMSI, le 8 décembre 2003, www.geneva2003.org et www.WSIS-cs.org.

5  Le Monde Initiatives, décembre 2001.

6  Commission des communautés européennes, livre vert – Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, COM(2001) 366 final du 18 juillet 2001, http://europa.eu.int/comm/off/green.

7  Centre for Environmental Informatics, Social and Ethical Reporting Clearinghouse, 2002, http://cei.sund.ac.uk/ethsocial/index.htm.

8  Social Accountability International, sa8000 Standard Document, Social Accountability 8000, 2002, www.cepaa.org/publications.htm.

9  I. Ramonet, « Le scandale Parmalat », Le Monde Diplomatique, février 2004.

10  V. Cerf, On the Internet, juillet-août 1999.

11  P. Quéau, « Internet : vers une régulation mondiale », intervention à l’occasion du sommet mondiale des régulateurs d’internet, 1er décembre 1999, www.unesco.org/webworld/news/991201_queau_csa.shtml.

12  Voir la description qu’en donnent, entre autres, Lawrence Lessig dans « The Laws of Cyberspace », Taiwan Net’98, Taipei, mars 1998, et dans Code and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999 ; et Joel R. Reidenberg dans « Governing Networks and Cyberspace Rule Making », Emory Law Journal, 1996, p. 911 et suiv., et dans « Lex Informatica : The Formulation of Information Policy Rules through Technology », Texas Law Review, vol. 76, 1988, p. 553-584 (voir son site : http://home.sprynet.com/~reidenberg/). Voir aussi, dans une perspective un peu différente, P. Trudel, F. Abran, K. Benyekhlef et H. Sophie, Droit du cyberespace, Montréal, Thémis, 1997 ; P. Trudel, « Les effets juridiques de l’autoréglementation », Revue de droit de l’université de Sherbrooke, vol. 19, no 2, 1989.

13  Internet Society, www.isoc.org.

14  The Internet Engineering Task Force, www.ietf.org.

15  World Wide Web Consortium, www.w3c.org.

16  Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, www.icann.org.

17  CPSR (Computer Professionals for Social Responsibility), The Civil Society Democracy Project, www.cpsr.org/internetdemocracy/ Voir aussi : www.cyber-federalist.org.

18  Voir notamment J. Berleur, P. Duquenoy et D. Whitehouse (dir.), Ethics and the Governance of the Internet, IFIP-SIG9.2.2 (IFIP Framework for Ethics of Computing), IFIP Press, septembre 1999. Cette monographie peut aussi être téléchargée sur le site de l’IFIP-SIG9.2.2 www.info.fundp.ac.be/~jbl/IFIP/Ethics_and_Internet_Governance.pdf Voir aussi J. Berleur, « Ethics and the Governance of the Internet, Recommendations of IFIP-SIG 9.2.2 », dans L. B. Rasmussen, C. Beardon et S. Munari (dir.), Computers and Networks in the Age of Globalization, Proceedings of the 5th IFIP-hcc International Conference, Kluwer Academic Publishers, 2000, p. 141-154.

19  R. Delmas, « Internet et la règle : une gouvernance faible », dans H. Fisher (dir.), Les défis du cybermonde, Québec, Presses de l’université Laval, 2003 ; ou, du même auteur, « Internet, une cité imparfaite », dans J. Berleur, C. Lazaro et R. Queck (dir.), Gouvernance de la société de l’information : loi, autoréglementation, éthique, actes du séminaire des 15-16 juin 2001, Cahiers du CRID, no 22, Bruylant, Presses universitaires de Namur, 2002, p. 119.

20  Voir http://dnf.org, 19 mai 2003.

21  J. Berleur, C. Lazaro et R. Queck (dir.), op. cit. Voir aussi J. Berleur et T. Ewbank de Wespin, « Self-regulation : Content, Legitimacy and Efficiency – Governance and Ethics », dans K. Brunnstein et J. Berleur (dir.), Human Choice and Computers, Issues of Choice and Quality of Life in the Information Society, Proceedings of the IFIP-hcc 6 Conference, 17e World Computer Congress, Montréal, août 2002, Kluwer Academic, 2002, p. 89-108.

22  J. Berleur, P. Duquenoy et D. Whitehouse (dir.), op. cit.

23  J. Berleur et T. Ewbank de Wespin, art. cité.

24  Industrie Canada, Guide pour le développement des codes volontaires, http://strategis.ic.gc.ca/epic/internet/inoca-bc.nsf/fr/ca00863f.html.

25  Une analyse de ces documents a déjà été publiée. Voir J. Berleur, P. Duquenoy, M. d’Udekem-Gevers, T. Ewbank de Wespin, M. Jones and D. Whitehouse, Self-regulation Instru-ments – Classification – A Preliminary Inventory (HCC-5, Genève 1998 ; SIG9.2.2 Janvier 2000 ; SIG9.2.2 Juin 2000 ; IFIP-WCC-SEC2000), IFIP-SIG9.2.2, www.info.fundp.ac.be/~jbl/IFIP/SIG922/selfreg.html.

26  La Charte française de l’Internet, Proposition de Charte de l’Internet, Règles et usages des acteurs de l’Internet en France, 1997, www.planete.net/code-internet ; Computer Ethics Institute (CEI), Washington (D. C.), The Ten Commandments of Computer Ethics, 1992, www.brook.edu/its/cei/cei_hp.htm ; The Internet Society of New Zealand, The Internet « Twelve Commandments », 1997, www.isocnz.org.nz/principl.htm ; One planet, One Net : Principles for the Internet Era, CPSR (Computer Professionals for Social Responsibility), 1997, www.cpsr.org/program/nii/onenet.html ; Confederation of European Computer User Associations (CECUA), Bill of Rights for the Citizen in the Global Information Society, 1998, www.cecua.org/ ; CEPIS Mission Statements, Contribution to a Citizen’s Charter in the Information Society, 1999, www.cepis.org/mission/charter.htm.

27  Conseil de l’Europe, Convention n° 185 sur la Cybercriminalité, (adoptée en décembre 2000 et ouverte à la signature le 23 novembre 2001) Budapest, http://conventions.coe.int/Treaty/FR/Treaties/Html/185.htm.

28  Nous avons aussi analysé ces documents dans J. Berleur, P. Duquenoy, M. d’Udekem-Gevers, T. Ewbank de Wespin, M. Jones and D. Whitehouse, art. cité.

29  European eConfidence Forum, http://econfidence.jrc.it/.

30  Global Business Dialogue on Electronic Commerce, Recommendations, Bruxelles, 29 octobre 2002, www.gbde.org.

31  GDBEE, Statement of Principles on Cyber Ethics, Tokyo Summit, 14 septembre 2001, p. 30-32, www.gbde.org.

32  Internet Healthcare Coalition, eHealth Code of Ethics, 2000, aujourd’hui disponible en sept langues au site suivant : www.ihealthcoalition.org/ethics/ehcode.html.

33  New regulatory framework for electronic communications infrastructure and associated services, http://europa.eu.int/information_society/topics/ecomm/all_about/todays_framework/index_en.htm. Ces directives sont reprises au JOCE no L 108 du 24 avril 2002, p. 0001-0077 et au JOCE, no L 201 du 31 juillet 2002, p. 0037-0047.

34  The Digital Millennium Copyright Act of 1998, www.copyright.gov/legislation/dmca.pdf.

35  Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, Commerce électronique et services financiers, Directive 2000/31/CE sur le commerce électronique, http://europa.eu.int/comm/internal_market/fr/ecommerce/inde x.htm.

36  Conseil de l’Europe, Convention sur la cybercriminalité, Budapest, 23 novembre 2001.

37  Voir le site de la Commission européenne à propos des principes de « protection adéquate »: États-Unis, Sphère de sécurité, http://europa.eu.int/comm/internal_market/privacy/adequacy_fr.htm. Voir aussi, par exemple, Y. Poullet, « Les Safe Harbor Principles : Une protection adéquate ? », juin 2000, www.droit.fundp.ac.be/textes/safeharbor.pdf.

38  Deux versions de cet article ont été rédigées, une première destinée au grand public (« Réguler Internet », ETVDES, no 3975, novembre 2002, p. 463-475) et une deuxième plus académique (« Quelles régulations pour l’Internet », J. Berleur, C. Lazaro et R. Queck (dir.), op. cit., p. 133-151). Nous reprenions ici un extrait de la première.

39  Conseil de l’Union européenne, Liste des indicateurs d’étalonnage pour le plan d’action eEurope, List of eEurope benchmarking indicators, Bruxelles 20 novembre 2000, 13493/00 http://europa.eu.int/information_society/eeurope/2002/benchmarking/index_en.htm.

40  ITU Information and Communication Technology Indicators, www.itu.int/itu-D/ict/ et, en particulier, World Telecommunication Development Report 2003 : Access Indicators for the Information Society, www.itu.int/itu-D/ict/dai/index.html.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jacques Berleur, « Éthique et régulations dans la société de l’information »Éthique publique [En ligne], vol. 6, n° 2 | 2004, mis en ligne le 20 janvier 2016, consulté le 05 mai 2024. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/2029 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.2029

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Auteur

Jacques Berleur

Jacques Berleur est professeur émérite aux facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur (Belgique) et président du groupe « Ethics of Computing » de l’International Federation for Information Processing.

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Droits d’auteur

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