“Visons une ‘Autrelance’, pour éviter un retour à l’anormal”
Fellow du Boston Consulting Group, Luc de Brabandere est l’auteur de nombreux livres, dont “Pensée magique, pensée logique”, publié récemment aux éditions de La Pomme. Comme le précise son site, Luc de Brabandere développe une approche philosophique du management et des technologies, et collabore avec de grandes entreprises ou organisations pour les aider à clarifier leur vision et leur mission. Une vision pour un monde nouveau, c’est d’ailleurs ce qu’il présente ici avec le souhait d’une “Autrelance”.
- Publié le 03-04-2020 à 18h57
- Mis à jour le 08-04-2020 à 12h55
Que serons-nous demain? Dans quel monde vivrons-nous? Plongés que nous sommes dans une crise globale qui fait suite à la pandémie du Covid-19, La Libre a souhaité prendre du recul. Économistes, intellectuels, philosophes, sociologues… Sept personnalités livrent leurs analyses. Retrouvez-les tous les jours à 13 heures, d'ici à jeudi prochain, sur LaLibre.be.
Fellow du Boston Consulting Group, Luc de Brabandere est l’auteur de nombreux livres, dont “Pensée magique, pensée logique”, publié récemment aux éditions de La Pomme. Comme le précise son site, Luc de Brabandere développe une approche philosophique du management et des technologies, et collabore avec de grandes entreprises ou organisations pour les aider à clarifier leur vision et leur mission. Une vision pour un monde nouveau, c’est d’ailleurs ce qu’il présente ici avec le souhait d’une “Autrelance”.
Croyez-vous que nous allons pouvoir un jour retourner à la normale ?
Il convient de distinguer les deux sens du mot “normal”. Quand la météo compare les températures du jour aux “normales” saisonnières, il s’agit d’une démarche mathématique. Un historique mémorisé sert de base aux calculs des écarts entre une situation existante et ce qu’on a pu observer dans le passé. La “norme” est alors la moyenne objective des températures relevées aux mêmes dates les années précédentes, et tout écart important est qualifié d’a-normal. Quand on entend par contre qu’il serait “normal” que les propriétaires de logement fassent un geste pour leurs locataires aujourd’hui en difficulté, cela n’a plus rien à voir avec les statistiques. Le mot “normal” devient synonyme de raisonnable, de juste, voire même de recommandable. On est dans le jugement de valeur, et la “norme” en est subjective et éthique. La différence entre les deux points de vue est grande. Les embouteillages systématiques à Bruxelles aux heures de pointe peuvent ainsi être qualifiés en même temps de situation normale (parce que c’est chaque fois comme cela) et de situation anormale (parce que ce ne devrait pas être comme cela).
Il en va de même pour l’ensemble de la société. Avant le Covid-19, les choses n’étaient déjà pas normales. L’absence de gouvernement fédéral, la fracture sociale, la situation des migrants, le délitement de l’Europe, tout cela n’a rien de normal. Et il ne faut donc pas de retour à l’anormal.
Quels sont les conditions pour une possible relance ?
Mais une relance de quoi ? On retombe avec ce mot dans le même piège que celui de la croissance. Beaucoup de monde en parle comme souhaitable, tout en taisant l’essentiel : que veut-on faire croître ? Quel sens y aurait-il à “relancer” un système dont les défauts sont connus, alors qu’il est tout à coup possible d’en lancer un autre. Que cette tragédie en cours soit au moins l’occasion de se poser la question du type de société dans laquelle nous voulons vivre dans le futur. Les grands changements dans l’Histoire ont a posteriori été baptisés d’un mot. Il y a eu ainsi la Renaissance, la Restauration, la Libération, les Trente Glorieuses etc. Je propose aujourd’hui de faire l’inverse, en appliquant une technique de créativité, et de commencer par créer un nouveau mot, l’“Autrelance”, pour inventer les 10 prochaines années. Car la créativité ne consiste pas tant à sortir du cadre, mais bien plus à en créer un nouveau.
Quels chantiers vous paraissent essentiels pour cette “Autrelance” ?
L’après-guerre, quand ma génération a eu le privilège de naître, a été l’occasion d’inventer un système socio-économique qui a apporté beaucoup de prospérité. Ce fut entre autres grâce à un projet avec un grand “P” : la construction européenne. Nous allons nous retrouver dans une situation comparable, et le chantier prioritaire pour moi est un immense nouveau projet européen. Bien sûr un commissaire devra être en charge de la santé pour éviter des situations telles que celles que nous avons connues. Mais le projet doit aller bien au-delà. Nous n’avons plus le choix, il faut mettre en place une forme d’allocation universelle, pour laquelle je plaidais déjà dans mon livre le Latéroscope en 1989. C’est la seule manière de diminuer vraiment les discriminations toujours présentes entre les hommes et les femmes, entre les personnes seules et celles qui ne le sont pas et, de manière plus globale, entre ceux qui ont de la chance et ceux qui en ont moins. Mais d’autres chantiers sont tout aussi importants. Il nous faut également :
– créer les conditions où écologie et économie partagent les mêmes causes et les mêmes intérêts ;
– piloter la transformation digitale pour en garantir l’équité et la sobriété ;
– investir massivement dans l’enseignement et la culture, en mettant l’accent sur la pensée critique
Avec quels moyens financiers ?
L’Europe est perçue aujourd’hui comme une structure. Si elle redevient un projet, on trouvera les moyens de le financer. Je reste convaincu qu’encourager les entreprises reste la meilleure approche pour créer de la richesse, pour le plus grand profit de tous. Mais il faudra réinventer les règles du capitalisme, avec beaucoup de courage et d’imagination, comme j’ai eu l’occasion de l’écrire dans ce journal (“Internet et la nécessaire réinvention du capitalisme”, voir La Libre du 5 septembre 2019)
Les drames et la peur sont générateurs de changements et d’innovation. Quels sont ceux que vous espérez et ceux qui vous redoutez pour l’Après ?
Le mot crise nous fait remonter au latin médiéval “crisis”, qui qualifie le moment le plus aigu d’une maladie, mais aussi au grec “krisis”, qui signifie décision. Je combinerais les deux et dirais qu’une crise est un moment douloureux où il faut choisir, qu’elle est un “moment ou jamais”. Je n’ai plus qu’un seul but dans ma vie. Que dans 30 ans, quand mes petits-enfants auront l’âge de mes enfants, ils parlent de l’Autrelance comme de l’époque où, enfin, les bonnes décisions ont été prises par ceux qui en étaient responsables.