François Gemenne: du coronavirus au climat, "je redoute très fort l’opportunité gâchée"
- Publié le 29-03-2020 à 12h54
- Mis à jour le 30-03-2020 à 10h02
Le confinement a du bon. L’arrêt des usines, la baisse du trafic aérien et routier, la chute de la consommation se sont accompagnés d’une diminution nette de la pollution. Les images de la Nasa l’ont clairement montré au-dessus de la Chine. De même, "la chute des émissions de dioxyde de carbone au-dessus de la plaine du Pô dans le nord de l’Italie est particulièrement évidente" , remarque Claus Zehner, de l’Agence spatiale européenne. En termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, 2020 sera vraisemblablement une année où la qualité de l'air s'est sensiblement améliorée.
Le nombre de vies épargnées grâce à la baisse de la pollution atmosphérique sera-t-il supérieur au nombre de vies perdues à cause du coronavirus ? Il est trop tôt pour l'affirmer. Selon l’Agence européenne de l’environnement , le dioxyde d’azote est responsable de 68.000 décès prématurés par an dans l’Union (dont 1.600 en Belgique). Le Covid-19 a emporté plus de 20.000 Européens jusqu'à ce jour. Quant aux chiffres chinois de morts du coronavirus, ils sont vraisemblablement sous-évalués .
Au rayon des tendances positives, "un certain nombre d’habitudes prises pendant le confinement pourraient perdurer par la suite, par exemple davantage de recours au télétravail ou une limitation des déplacements inutiles" , relève François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement (ULg et SciencesPo) et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. "Des mesures bénéficieront sur le long terme à la santé publique également, comme l’habitude de se laver les mains."
L'idée d'une taxe carbone
L’occasion est belle, aussi et surtout, d’oser une véritable transition écologique. Selon Glen Peters, du Centre de recherche internationale sur le climat et l’environnement d’Oslo, "nous avons là une opportunité d’investir de l’argent dans des changements structurels, qui pourront réduire les émissions après la reprise de la croissance économique, en développant notamment des technologies propres" . Pour le climatologue Jean-Pascal van Ypersele, "c’est le bon moment pour instaurer une vraie taxe CO2 sur les carburants, le mazout et le gaz fossile ! Leur prix ayant fortement baissé, ce sera indolore. Cela permettra de dégager des ressources pour compenser les effets de la crise" , dit-il, à l’adresse des "gouvernements (qui) cherchent des ressources pour financer une relance économique après le Covid-19" .
"Il y a effectivement une opportunité fantastique aujourd’hui" , pense François Gemenne, "mais je crains fort que ce ne soit pas la voie dans laquelle les gouvernements se dirigent" .
Le branle-bas de combat pour freiner la pandémie montre que les gouvernements peuvent prendre des mesures urgentes, radicales et même très coûteuses pour l’économie face à un danger immédiat. "Mais le risque est de donner aux gens l’impression que, pour lutter contre le changement climatique, il faut mettre l’économie à l’arrêt. Je crains beaucoup que, une fois la crise passée, les gens rejettent massivement toute mesure contraignante sur le mode: ‘on a déjà donné pour le coronavirus, on ne va pas en reprendre une couche pour le changement climatique’."
On risque dès lors plutôt de voir un effet de rebond très fort de la consommation, des émissions de gaz à effet de serre et de la pollution à la sortie de la crise sanitaire, encouragé, qui plus est, par des plans de relance massifs favorisant les industries fossiles, comme on en voit déjà au Canada et aux États-Unis. "La tentation sera grande, pour les gouvernements, de remettre une pièce dans la machine d’avant plutôt que d’essayer d’inventer une nouvelle machine qu’on n’aura pas eu le temps d’inventer. Je redoute très fort l’opportunité gâchée."
Finalement, "l’effet positif de long terme le plus significatif pour le climat et pour l’environnement serait de faire élire un Démocrate en novembre à l’élection présidentielle américaine” , pense François Gemenne.
“C’est globalement l’état de l’économie américaine qui est le facteur-clé, historiquement, dans cette élection et qui porte Donald Trump très haut aujourd’hui. Malgré le plan gigantesque qui vient d’être voté par le Congrès mardi, il y aura quand même un ralentissement de l’économie américaine et un taux de chômage plus important qui pourraient lui coûter l’élection, même s’il y a pour le moment 60 % d’Américains qui approuvent sa gestion de la crise du coronavirus et l’idée de relancer l’économie plutôt que de sauver des Américains.”
Le changement climatique, une transformation irréversible
Un Démocrate à la Maison-Blanche permettrait sans doute de redonner des couleurs à la lutte contre le changement climatique, dont l'urgence, réelle, apparaît moins clairement que celle de la "guerre" (comme dit Emmanuel Macron) contre la propagation du coronavirus. Il s'agit pourtant d’une transformation irréversible, contre laquelle on ne trouvera aucun vaccin. Comparer les deux crises et leur prescrire les mêmes remèdes n’apparaît dès lors pas relevant à François Gemenne. Les pays les plus touchés par le coronavirus sont actuellement des pays industrialisés, au sein desquels personne n’est épargné, ni les plus riches, ni les célébrités d’Hollywood, ni les sportifs de haut niveau ni les chefs d’État et de gouvernement. "On a donc une certaine impression de proximité et d’immédiateté face à la menace du coronavirus" , note le professeur. Le changement climatique, en revanche, "touche en premier lieu les plus pauvres et les pays du Sud. On a l’impression qu’il arrivera d’abord aux autres. C’est une différence tout à fait fondamentale" .
Les efforts que nous sommes prêts à (ou contraints de) faire en cette période de confinement ne sont acceptables de surcroît que parce qu’ils sont temporaires. "Nous avons un désir de retour à la normale le plus rapide possible" et, redoute François Gemenne, "ce retour à la normale sera un retour vers le passé plutôt qu’une projection vers le futur ou l’invention d’une nouvelle normale, une normale post-carbone" .